Charles et Ray Eames, le couple qui a changé les choses

eames case study house

De retour avec un article consacré à la culture. Ça faisait longtemps, et ça fait du bien de pouvoir écrire sur la culture qui nous fait vibrer. Cette fois on parle d’architecture et de design, avec ceux qui m’ont fait découvrir plus en profondeur ce monde merveilleux. Quand on se fout un peu de cet univers, on passe devant les bâtiments et devant les meubles sans s’en rendre compte. La beauté coule entre nos doigts, mais on a d’autres priorités. Puis un jour, on découvre un couple d’architectes/designers/artistes qui nous font ouvrir les yeux. Ça y est, maintenant la vie est devenue plus belle pour moi.

Ce couple dont je parle est le couple Eames, Charles et Ray, dont vous connaissez sûrement une de leurs créations. Mais si, vérifiez par vous-même, scrollez cette page, baissez les yeux, faites comme vous voulez mais regardez la photo ci-dessous.

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Crédits : la maison générale

Alors ? Ben oui, forcément vous connaissez. Ces chaises sont partout, dans tous les restaurants branchés, dans toutes les maisons qui passent sur Du côté de chez vous, ou La maison France 5. Faut dire que ce n’est pas non plus un scandale, ces chaises sont très belles, et relativement accessibles pour des objets créés par des designers de renom.

La vie de nos deux héros

Comme d’habitude, il est bon de s’imprégner de la vie des personnes qui créent pour comprendre encore mieux leurs créations. La création, outre le processus intellectuel qu’elle nécessite chez l’artiste, est aussi le résultat d’une longue chaine déterministe d’évènements qui ont rendu possible la création. Bien. On y va ?

Charles, honneur au plus vieux

Charles nait à Saint Louis dans le Missouri, un ensoleillé 7 juin 1907. D’accord, d’accord, je vous le concède, je n’ai aucune idée de la météo de ce jour. Mais c’est quand même plus évocateur, ça sonne moins chiant, et en plus en juin il fait souvent soleil, donc je n’ai pas trop pris de risque. Très vite il perd son père, et alors qu’il est au collège il se voit obligé de travailler en tant que manœuvre à temps partiel pour aider financièrement sa mère. Il embraye ensuite en allant étudier l’architecture à la Washington University de Saint Louis.

charles eames
Salut bogoss ! Crédits : Famous People

Problème, il trouve l’enseignement trop conventionnel. Comme tout futur homme important pour l’histoire de son domaine, il s’ennuie à cause des banalités qu’il découvre pendant ses études. Il est en effet fasciné par Frank Lloyd Wright et considère que son œuvre aurait dû être une œuvre essentielle de son enseignement. Ce qui l’amène à se faire lâchement virer pour cause de « vues trop modernes ». Les boules pour le gars, mais c’est pas grave, il fera sans diplôme ! Entre temps il rencontre sa première femme, Catherine Dewey Woermann, qui étudie aussi l’architecture.

maison sur la cascade frank lloyd wright
Vous comprenez maintenant pourquoi Eames aimait Frank Lloyd Wright ?

Ils se marient en 1929, et partent en Europe pour le lune de miel pour étudier l’architecture classique française, allemande et anglaise, ainsi que les modernistes tels que Le Corbusier, Walter Gropuis et Mies van der Rohe. Mais vous connaissez autant l’histoire de la crise de 29 que moi, et n’êtes pas sans savoir que c’était violent. Charles a alors été contraint d’ouvrir une agence d’architecture, et accepter tous les projets qu’on leur proposait avec ses associés (d’abord Charles Gray puis Walter Pauley). Ça marche pas de dingue, ce qui l’amène à tout laisser tomber, femme et enfant (sa fille unique est née en 1930) pour se barrer au Mexique. Il y découvre là-bas « à quel point on a besoin de peu de choses pour vivre ».

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Laissez-le fumer sa pipe bon sang ! Crédits : Eames Office

Cet épisode sera salvateur pour lui. Quand il revient à Saint-Louis, il ouvre une agence avec Robert Walsh et commence à envoyer du lourd. Il conçoit entre autres la maison Meyer, la maison Dean et l’église de Saint-Mary à Helena qui tape dans l’œil d’un architecte finlandais, Eero Saarinen. Celui-ci est impressionné par l’aspect moderniste de ses œuvres, ce qui lui vaut de recevoir une bourse à la Cranbook Academy of Arts pour y étudier l’architecture en 1938, grâce à Saarinen qui y est prof. La machine Charles Eames est lancée, il ne lui reste plus qu’à rencontrer sa moitié pour que la machine se sublime.

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Charles et Eero ensemble. Crédits : Vitra

Ray, honneur aux dames… Ah non ça ne marche pas là !

Ce qui m’amène à parler de Ray. Née Bernice Alexandra Kaiser un neigeux 15 décembre 1912. Mais tout le monde l’appelait Ray Ray, ou Ray, ce qui est apparemment plus court que Bernice. Après avoir excellé en art à la Sacramento High School, et après avoir fait un passage éclair au Sacramento Junior College, elle atterrit à la May Friend Benner School de Mibrook dans l’état de New-York, une excellente école de jeunes filles. C’était pas trop le délire de l’époque la mixité. 2 ans plus tard, en 1933, elle vient d’avoir son diplôme et va s’installer à Manhattan pour étudier à l’Art Students League où enseignait Hans Hofmann, peintre allemand très respecté. Elle l’aime tellement que quand il ouvre sa propre école elle le suit, les yeux pleins d’amour.

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L’éloge de l’ombre. Crédits : Voga

Elle travaille et étudie pendant 6 ans à ses côtés, cette époque représente un enrichissement culturel magnifique pour elle. Tous les jours elle se rend à ses cours, et la nuit elle découvre Broadway et sa vie artistique fourmillante et pleine de merveilles. Elle gardera de ces moments passés avec ce mentor l’accent que mettait Hans Hofmann sur les réalisations entre la structure et la couleur. Après quelques années marquées par son engagement en 1936 pour l’American Abstract Artists (mouvement qui militai pour que les artistes modernes puissent exposer dans les musées) puis les temps difficiles au chevet de sa mère mourante, Ray s’inscrit en 1940 à la Cranbook Academy of Arts.

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Elle présentant son œuvre « Red Dot Pattern ». Crédits : Notes on the road

Leur vie créative ensemble

C’est à cet endroit que leur destin se croise. Charles vient alors d’être nommé responsable du département de design industriel. On ne sait rien d’officiel sur leur rencontre, puisqu’ils étaient très secrets sur ce sujet, mais une hypothèse semble probable. En collaboration avec Eero Saarinen, Charles s’était présenté à un concours nommé « Organic Design in Home Furnishing » pour le Museum of Modern Arts. Ils avaient besoin de maquettistes, et Ray s’est portée volontaire. L’effet domino s’enclenche : quelques mois plus tard Charles divorce avec sa première femme et ils se marient le 20 juin 1941. Efficacité optimale.

charles ray
Ils sont biens ensembles nesspa ? Crédits : Vitra

Un des tandems les plus importants de l’histoire de l’art est alors créé. Et tout va ensuite s’enchainer. Ils s’installent à Los Angeles, grâce à John Entenza, l’éditeur du magazine Arts & Architecture, qui leur propose un appart dans son immeuble à Westwood. Bingo, pendant que Charles bosse pour créer des décors dans des studios et que Ray dessine les couvertures du magazine Arts & Architecture, ils commencent leurs expérimentations dans leur chambre d’ami. Puis en 1942, Charles saisit l’opportunité de sa vie : produire des gouttières chirurgicales en bois moulé pour la marine américaine. Il crée sa société avec sa femme, et a accès à ce qui se fait de mieux en termes de machines-outils. Leur première expérience industrielle est un succès.

Cette expérience leur servira plus tard pour leurs œuvres en bois moulé, et pour leur objectif suprême : « apporter l’essentiel du meilleur au plus grand nombre pour le coût le plus faible ». Ou comment utiliser les technologies de l’industrie de masse pour faire quelque chose de beau et de bien. Une volonté qu’ils allient à leur désir de « plaisir sérieux », qui consiste à faire quelque chose de sérieux en le rendant facile d’accès. Ce dernier point est particulièrement en accord avec leurs expositions, qui visaient à toucher et éduquer le spectateur en utilisant la surcharge d’informations qui amenaient toujours à quelque chose d’éclairant.

expo eames mathematica
Leur exposition lors de Mathematica.

La Case Study House n°8

Assez parlé des généralités sur ce duo génial. J’ai voulu m’attarder sur deux points qui m’ont touché dans leur œuvre. Le premier est leur vision de l’architecture. Le deuxième est leur idée du mobilier, et de la chaise en particulier.

Le contexte d’après-guerre

D’abord, c’est quoi les Case Study Houses ? C’est un programme lancé dans le numéro de janvier 1945 par le magazine Art & Architecture, toujours lui ! L’idée remonte à 1943 quand le magazine organise un concours sur le design d’après-guerre qui inspirera carrément le programme des Case Study Houses. D’ailleurs, pour une clarté totale, ça signifie « maisons étude de cas » en anglais, difficile d’être plus clair sur leur idée du programme. Entenza, toujours éditeur du magazine et toujours copain avec Eames, demande à 8 architectes de construire des maisons qui s’appuieraient sur « la préfabrication, la production de masse et l’industrialisation de la construction résidentielle ».

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Le bel extérieur ! Crédits : ici

On est donc en 1945, la guerre va finir, et le programme incarne bien la philosophie d’alors : après la guerre, la reconstruction. Mais avec des contraintes et des outils nouveaux. En effet des nouvelles technologies avaient été développées pendant la guerre, et le but était à la fois de loger les soldats et de répondre à la crise du logement. Pour cela, rien de mieux que d’utiliser des éléments de construction standardisés, mais en veillant toujours à promouvoir des logements modernes, de haute qualité et adaptés à l’ère nouvelle.

La maison numéro 8

On s’intéresse donc à la maison numéro 8 destinée au couple Eames, l’une des deux qui ont été confiées à Charles Eames et Eero Saarinen. La deuxième était la 9, destinée elle à accueillir Entenza. Les deux maisons se trouvaient sur un terrain de 1,2 hectares à Pacific Palisades, un quartier extrêmement cher de Los Angeles, face à l’océan. Le terrain était une prairie peuplée de beaux arbres dont étaient tombés amoureux les Eames et Entenza. Pour l’instant rien de particulier pour cette maison, qui ressemble à un caprice de riche qui veut s’offrir une maison d’exception.

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Notez les panneaux de couleurs. Crédits : library of congress

Mais là où ça commence à être intéressant, c’est quand on voit ce qu’en ont fait les Eames. Leur idée était de concilier les activités professionnelles et donc artistiques de leur couple, en faisant fonctionner la maison comme le cadre d’un lieu de travail. Dans cet environnement riche en végétation, avec notamment les grands et magnifiques eucalyptus, la maison devait être en relation libre avec les éléments qui l’entouraient (arbres, sol, océan), sans imposer sa masse inerte. Une philosophie qui les a poussés à dévier de leur envie originelle de placer la maison sur pilotis pour profiter de la vue sur l’océan, car elle dénaturait le paysage et impliquait la destruction des eucalyptus.

case study house
Comment vivre heureux, la réponse ici

Les Eames la décrivent comme « un outil de recentrage […] qui doit offrir la détente nécessaire face aux complexités quotidiennes de la vie et de ses problèmes ». Tout est dit non ? Et quoi de mieux que de former deux pavés droits, posés sur le sol, l’un étant la maison et l’autre étant le studio. La volonté était d’optimiser les volumes intérieurs, pour qu’ils soient le plus grands et aérés possible, à l’image des maisons minimalistes traditionnelles japonaises. Pour pousser encore plus le détail, il fallut que la structure légère de cette maison s’intègre dans son environnement. Pour cela, les éléments en acier étaient peints en gris moyens, et les ouvertures étaient occultées par des panneaux formant une véritable œuvre, « résultat inévitable » de la conception organique selon Ray.

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Les panneaux sont l’œuvre de Ray et font penser à ce que pouvait faire Mondrian.

Pour en finir avec cette partie sur cette maison exceptionnelle, une citation de Lucia Eames Demetrios, fille de Charles :

Lorsqu’on se réveille le matin, on voit le plus magnifique jeu d’ombres imaginable, quand la lumière rebondit sur les écrans et les murs, filtrée par les feuilles d’eucalyptus. On jette d’en haut un regard émerveillé sur la superbe disposition du séjour, puis on descend par la merveilleuse spirale de l’escalier dans le brusque dégagement du séjour avant de s’installer dans la cuisine pour le petit-déjeuner.

Le cas de la chaise en plastique, en guise de conclusion

Comme vous avez pu le comprendre, les Eames ont été les précurseurs d’un mouvement créatif utilisant les outils de la production de masse pour aider tout un chacun. C’est vrai que vivre dans un environnement agréable et beau est un confort que tout le monde mériterait de connaître, et ne pas être l’apanage des plus riches. Aujourd’hui, Ikea s’attelle à faire quelque chose dans la même idée. Mais jamais personne n’arrivera à égaler l’impact qu’auront eu ces deux artistes sur la consommation des meubles et de l’architecture. En créant d’abord une maison dans le plus pur respect de la nature tout en offrant un environnement de vie optimal. Puis ensuite en apportant le design et surtout la démarche créative du design à la portée de tous avec leurs chaises.

avis chaises eames
Le grand choix de couleurs et de pieds.

Rendez-vous compte, les fibres de verre à la base de leurs chaises n’étaient utilisées pendant la guerre que pour les coupoles de protection de radars. Eux eurent l’idée, en réponse à un concours nommé « International Competition for Low-Cost Furniture Design » d’utiliser ce matériau pour former des sièges. En plus de leur forme très esthétique qui leur a demandé d’ailleurs énormément de travail pour obtenir ce qu’ils voulaient, ils ont eu l’idée de faire des pieds interchangeables, pour offrir une diversité de designs pour le consommateur. Le succès arriva directement quand Herman Miller en commercialisa 2000 en 1950. Depuis le succès ne cesse de vivre, et Herman Miller ainsi que Vitra vendent toujours ces sièges, preuve que le design peut être accessible à tous.

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Dozo yoroshiku onegaishimasu !

La photo d’en-tête est empruntée à © Mid Century Home ! Et vous pouvez nous suivre sur Facebook et Instagram, histoire de nous encourager kwa.

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